Enfer
Quand je regarde au ciel, la rage solitaire De ne pouvoir toucher l'azur indifférent D'être à jamais perdu dans l'immense mystère De me dire impuissant et réduit à me taire, La rage de l'exil à la gorge me prend! Quand je songe au passé, quand je songe à l'histoire, À l'immense charnier des siècles engloutis, Oh! je me sens gonflé d'une tristesse noire Et je hais le bonheur, car je ne puis plus croire Au jour réparateur des futurs paradis ! Quand je vois l'Avenir, l'homme des vieilles races Suçant les maigres flancs de ce globe ennuyé Qui sous le soleil mort se hérissant de glaces Va se perdre à jamais sans laisser nulles traces, Je grelotte d'horreur, d'angoisse et de pitié. Quand je regarde aller [le] troupeau de mes frères Fourmilière emportée à travers le ciel sourd Devant cette mêlée aux destins éphémères, Devant ces dieux, ces arts, ces fanges, ces misères, Je suis pris de nausée et je saigne d'amour! Mais si repu de tout je descends en moi-même, Que devant l'ldéal, amèrement moqueur, Je traîne l'Etre impur qui m'écœure et que j'aime, Étouffant sous la boue, et sanglote et blasphème, Un flot de vieux dégoûts me fait lever le cœur. Mais, comme encor pourtant la musique me verse Son opium énervant, je vais dans les concerts. Là, je ferme les yeux, j'écoute, je me berce. En mille sons lointains mon être se disperse Et tout n'est plus qu'un rêve, et l'homme et l'univers. Jules Laforgue1ère publication:
Poésies Complètes (Le Livre de Poche) 1970