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Recueillement du soir
Voici tomber le soir cher aux âmes mystiques.
C'est l'heure calme et triste où les chauves-souris
Dérangent dans l'air bleu les valses des moustiques,
Et la fièvre de vivre illumine Paris.

Tout s'allume! beuglants, salons, tripots et bouges,
Et le pharmacien sur le blême trottoir
Fait s'épandre les lacs des bocaux verts ou rouges
Phares lointains de ceux qui s'en iront ce soir.

La Prostitution met du fard sur sa joue
Puis dans les flots de gaz des cafés ruisselants
Murmurant des marchés que l'eau-de-vie enroue
Défile, balançant ses atours insolents.

Au font! des hôpitaux la veilleuse nocturne
Éclaire le dortoir aux lits numérotés
Heureux qui peut dormir, car l'heure taciturne
Est bien lente à sonner l'aube aux douces clartés.

L'orgie hurle, concerts, lumières, fleurs splendides,
Les pains dans les plats d'or s'étalent, bien groupés,
Les fruits dans les cristaux dressent leurs pyramides,
On mesure de l'œil les larges canapés.

Trop pauvre pour manger aux gargots des bohèmes,
Le mendiant songeur qui regagne son trou
Dans un rire mauvais mâchant de vieux blasphèmes
S'acharne après un os ramassé n'importe où.

Dans son chaste lit blanc, aux viols qu'elle convoite
Aux viols errants des nuits l'enfant va se damner,
La vieille fille, seule en sa mansarde étroite
Fait glapir sur le feu les restes d'un dîner.

Un aveugle courbé sous le poids de son orgue
Où dorment nos sanglots l'idéale douleur,
Rentre et, grognant, va voir en passant à la Morgue
Si l'on a repêché sa garce de malheur.

Revoyant son passé fleuri de quelque idylle,
Songeant qu'il eut aussi, lui, jadis un foyer,
L'assassin contemplant sa cellule tranquille
Écoute vaguement le pas lent du geôlier.

L'ouvrier poivre, avec sa mine de vieux singe,
Poursuit sa femme enceinte et prise d'âpres toux,
Qui revient du lavoir sous un paquet de linge,
Tendant á son dernier son sein bleui de coups

Le moribond s'accroche, ivre, aux draps de sa couche,
L'amoureux passe au col de sa reine un collier,
Et la femme qui seule, en son taudis, accouche,
Se tord comme un lingot dans un ardent brasier.

Le moine va et vient brûlé d'ardeurs secrètes
Par les cours de son cloître et le long des murs blancs,
Le savant accroupi défait les bandelettes
D'une momie aimée il y a six mille ans.

Et las de tout un jour de délires sauvages
L'écume encore aux dents, prés de leurs rations,
Les fous camisolés s'endorment dans leurs cages,
Bercés et consolés de douces visions.

Et le penseur navré songe en ses insomnies :
Tout est-il seul ? Quelqu'un veille-t-il quand tout dort?
Fêtes, accouplements, incestes, agonies,
Meurtres, propos d'amour, remuements de tas d'or,

Blasphèmes, râles, chants, ronflements, ritournelles,
Paris hurle emporté par l'Espace rêveur
Où les sphères d'argent s'allument aussi belles
Qu'aux jours bleus où la Terre était un bloc sans cœur!

Jules Laforgue

1ère publication:
Poésies Complètes (Le Livre de Poche) 1970

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