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Sur une défunte
Vous ne m’aimeriez pas, voyons,
Vous ne m’aimeriez pas plus,
Pas plus, entre nous,
Qu'une fraternelle Occasion ?...
- Ah ! elle ne m'aime pas !
Ah ! elle ne ferait pas le premier pas
Pour que nous tombions ensemble à genoux !

Si elle avait rencontré seulement
A, B, C ou D, au lieu de Moi,
Elle les eût aimés uniquement !

Je les vois, je les vois...

Attendez ! Je la vois
Avec les nobles A, B, C ou D.
Elle était née pour chacun d'eux.
C'est lui, Lui, quel qu'il soit,
Elle le reflète;
D'un air parfais, elle secoue la tête
Et dit que rien, rien ne peut lui déraciner
Cette étonnante destinée.

C'est Lui; elle lui dit :
« Oh, tes yeux, ta démarche !
« Oh, le son fatal de ta voix !
« Voilà si longtemps que je te cherche !
« Oh, c'est bien Toi, cette fois !...

Il baisse un peu sa bonne lampe,
Il la ploie, Elle, vers son cœur,
Il la baise à la tempe
Et à la place de son orphelin cœur.
Il l'endort avec des caresses tristes,
Il l'apitoie avec de petites plaintes,
Il a des considérations fatalistes,
Il prend à témoin tout ce qui existe;
Et puis, voici que l'heure tinte.

Pendant que je suis dehors,
À errer, avec elle au cœur,
À m’étonner peut-être
De l’obscurité de sa fenêtre.

Elle est chez lui, et s'y sent chez elle,
Et, comme on vient de le voir,
Elle l'aime, éperdument fidèle,
Dans toute sa beauté des soirs !...
Je les ai vus ! Oh, ce fut trop complet !
Elle avait l'air trop fidèle
Avec ses grands yeux tout en reflets
Dans sa figure toute nouvelle !

Et je ne serais qu'un pis-aller,

Et je ne serais qu'un pis-aller,
Comme l'est mon jour dans le Temps,
Comme l'est ma place dans l'Espace;
Et l'on ne voudrait pas que je m'accommodasse
De ce sort vraiment dégoûtant!...

Non, non ! pour Elle, tout ou rien !
Et je m'en irai donc comme un fou,
A travers l'automne qui vient,
Dans le grand vent où il y a tout !

Je me dirai : Oh ! à cette heure,
Elle est bien loin, elle pleure,
Le grand vent se lamente aussi,
Et moi je suis seul dans ma demeure,
Avec mon noble cœur tout transi,
Et sans amour et sans personne,
Car tout est misère, tout est automne,
Tout est endurci et sans merci.

Et, si je t'avais aimée ainsi,
Tu l'aurais trouvée trop bien bonne ! Merci !

Jules Laforgue

1ère publication:
La Revue indépendante  Novembre 1886

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