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Justice
De profundis clamavi ad te...
Depuis qu'au vent du doute et des dogmes contraires
S'est envolé l'essaim de mes douces chimères
Me laissant seul sans but, sans espoir, sans appui,
Tout le jour, par la ville, incessante cohue,
Curée aux vanités où la foule se rue,
J'erre, lassé de tout, le cœur mangé d'ennui.

Et quand tombe le soir, quand aux loins les toits fument,
Qu'une à une en tremblant les étoiles s'allument
Là-haut, dans l'infini que nul œil n'a sondé,
J'ouvre aux cieux ma fenêtre, et, devant ces abîmes,
Prise invinciblement de tristesses sublimes,
Mon âme se recueille et je songe accoudé.

Je songe aux jours bénis où je croyais encore,
Où j'allais, confiant dans ce Dieu qu'on adore,
Ivre des grands espoirs qui ne reviendront plus,
Puis au moment fatal, où sans foi, sans doctrines,
Je me retrouvai seul pleurant sur mes ruines,
Maudissant les écrits d'enfer que j'avais lus.

Je songe à ce que fait l'impassible ouvrière,
De ces morts bienheureux dont à l'heure dernière
Le front s'illumina de lointains paradis,
À tout ce qu'elle a fait des siècle d'espérances,
D'iniquités sans nombre et d'obscures souffrances,
Dans le gouffre des temps pêle-mêle engloutis.

Ô pauvre Humanité, pourquoi donc es-tu née ?
Qui jouit de tes pleurs ? Quelle est ta destinée?
Faudra-t-il s'en aller sans connaître le mot ?
Mais les cieux restent sourds, La Mère universelle
Est toute à son labeur et la plainte immortelle
À ses flancs en travail n'arrache pas d'écho!

Et toujours cependant monte dans la nuit noire
Le concert désolé des appels de l'Histoire
Le juste meurt vaincu, le crime est impuni
Et martyr ou bourreau, formidable mystère,
Chacun fait ici-bas une même poussière,
Que le Destin balaie aux hasards de l'oubli!

C'est l'éternel sanglot, c'est l'éternel cantique,
C'était celui que Job sur le fumier biblique,
Grattant sa chair pourrie avec un vil tesson,
Jetait au Dieu jaloux, au maître du tonnerre
Qui flagellait son droit du vent de sa colère,
C'est l'éternel sanglot et rien ne lui répond,

Seul Dieu, dans mon désert, auquel je croie encore
Ô justice, vers toi tout mon espoir s'essore,
N'es-tu que dans nos cœurs et pour les torturer?
Réponds-moi, car tu tiens, tu tiens encor ma vie,
Justice montre-toi car si tu m'es ravie,
Dans le calme néant je n'ai plus qu'à rentrer,

Tu te tais, tu te tais. Et toujours le temps passe
Et tout sombre à son tour et pour jamais s'efface,
Aux flots de l'éternel et vaste écoulement,
L'Univers continue et toujours cette terre
Aux déserts du silence, épave solitaire,
Avec ses exilés roule stupidement.

Alors, elle est sans but cette amère odyssée ?
Et quand muet tombeau, cette terre glacée
S'enfoncera déserte au vide illimité,
Tout sera dit pour elle et dans la nuit suprême
Il ne restera rien, ni témoin, ni nom même,
De ce labeur divin qui fut l'humanité ?

Et tout n'est plus, torrent universel des choses
S'entretenant sans fin dans leurs métamorphoses
Que le déroulement de la nécessité,
L'homme entre deux néants qu'un instant de misère
Et le globe orgueilleux qu'un atome éphémère
Dans le flux éternel au hasard emporté!

Et cela seul nous reste, ô splendeurs étoilées,
Le blasphème et l'injure aux heures affolées
Et le mépris de tout aux heures de raison.
Et j'étouffe un cri sourd de rage et d'impuissance
Et je pleure devant la grande indifférence
Le cœur crevé soudain d'un immense abandon,

29 mars 1880.
Jules Laforgue

1ère publication:
Poésies Complètes (Le Livre de Poche) 1970

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