La noce de Pierrot
SCÈNE UNIQUE
La place de la Madeleine.
- La façade de l'église, l'escalier. - Voitures de noce et
voitures des pompes funèbres stationnant . - Au moment où
la noce sort de l'église, des ouvriers des pompes funèbres
clouent des tentures noires aux initiales C. P. - Un beau ciel bleu de
premier mai -10 heures du matin. - La noce sort précédée
du Suisse chamarré qui se range. - Pierrot en habit blanc et cravate
noire, monocle incrusté dans l'arcade sourcilière. - Colombinette
à son bras, adorable, les yeux baissés, avançant ses
minuscules pieds de satin, - au fond, les cierges dans la nuit - Les derniers
roulements de l'orgue.
Pierrot s'avance digne.
Il aperçoit les tentures noires que l'on cloue, et les initiales
C. P. Il pousse soudain un cri formidable et suraigu qui révolutionne
place et remonte les boulevards. - La noce se précipite, on les
entoure.
Quoi ? Monsieur Pierrot.COLOMBINETTE, effrayée se tournant vers lui.
Rien. Ces initiales C. P. Colombinette Pierrot. Notre raison sociale. (Il s'avance vers l'un des ouvriers qui clouent les tentures, lui tape sur le ventre et ricanent en clignant de l'œil.) Connu, on veut être plus fumiste que Papa.PIERROT, glacial et calme.
Mon bon Monsieur Pierrot, j'ai cinq enfants en bas âge...Un MENDIANT, geignant.
Monsieur ! est-ce une allusion à mon impuissance notoire ? Il me semble que le moment est mal choisi.PIERROT, se cabrant.
Mon bon Monsieur Pierrot, une petite aumône.LE MENDIANT, tendant ta main.
Flûte! .PIERROT se campe, met son monocle et le lorgne. Il le lorgne durant trois minutes, très calme. La noce qui attend s'impatiente. Sur la place les populations font des rassemblements. Pierrot lorgne toujours, on n'entend pas voler une mouche, et soudain, au mendiant qui tend toujours la main:
Prenez garde, Monsieur Pierrot, vous le serez...LE MENDIANT, vexé.
Merci ! (II lui tape sur le ventre, et lui donne un louis, en lui baisant galamment bout des doigts, et comme Colombinette parait étonnée).PIERROT, épanoui.
Monsieur...LE SUISSE, s'approchant sévère
et majestueusement frappe un coup de hallebarde.
Tiens! bonjour Eustache! (Il lui caresse les mollets.)PIERROT, calmé soudain, le lorgne,
et soudain joyeux :
Ces familiarités...LE SUISSE, se reculant.
Cher gendre, nos invités attendent.MONSIEUR COLOMBIN, s'approche timidement de Pierrot.
Quel beau, jour, beau-père! II se calme et reprenant le bras de Colombinette, ils descendent les escaliers. A Colombinette, langoureusement :PIERROT, lève les deux bras convulsivement.
0h! oui, monsieur Pierrot, un beau jour...COLOMBINETTE, si douce.
Pas un nuage, les parfums des fleurs, les récoltes seront belles. (Puis sur un ton familier, explicatif.) Ma chère amie, ce suisse que vous m'avez entendu interpeller par son petit nom, Eustache, est un ancien domestique à moi. J'ai constaté avec un attendrissement que vous comprendrez que ses mollets méritent mieux la plastique épithète de dodus que lorsque j'avais à le nourrir. Mais il doit avoir moins de religion, aussi. - Avez vous de la religion, Colombinette, de mes sens?PIERROT, s'exaltant.
Oh! oui, monsieur Pierrot. J'aime la Sainte Vierge, et les chérubins la nuit de Noël; voyez vous, mon doux monsieur Pierrot, cet orgue m'a rendue bien triste.COLOMBINETTE, les yeux mouillés.
Une puce colombinetticide. (Il pince la nuque de Colombinette qui pousse un cri. Tumulte, Pierrot sur ses mains fait la roue.)PIERROT, reste rêveur.
Ils descendent en silence. Soudain à la dernière marche
il pousse un cri.
C'est scandaleux, mon gendre! (Pierrot retombe sur ses pieds, fait hum! hum! et feint un air penaud d'écolier surpris par le pion.)MONSIEUR COLOMBIN.
Laisse, Borromée. Il est original, mais un cœur d'or. (Tout se calme. Mme Colombine continuant sa conversation avec une dame)MADAME COLOMBINE, doucement à son mari.
Madame Ventre! ohé! (La noce est consternée, et s'apprête déjà à quelque nouvelle scène. Des gens tirent leur montre. Des dames s'assoient sur les marches, attendant la fin.)PIERROT, continuant sa marche.On a déjà fait signe aux voitures. Soudain à la vue d'un kiosque aux journaux, il crie d'une voix formidable, mettant ses mains en entonnoir devant le rouge de sa bouche.
Plaît-il, monsieur Pierrot?MADAME VENTRE, apparaît énorme.
Mon journal?PIERROT, lui envoie un baiser, en levant les yeux au ciel.
Votre?MADAME VENTRE,
Mon journal habituel. (Silence. - Il hurle)PIERROT,
C'est quinze centimes.MADAME VENTRE,
Heureux, Madame, qui deviendra propriétaire de vos arrondissements!PIERROT,
C'est quinze centimes.MADAME VENTRE, incorruptible.
C'est pas cher.PIERROT,
Monsieur Pierrot.COLOMBINETTE, la blâmant doucement.
C'est juste. Quinze centimes. (Il se fouille) Rien? - Comment pas d'argent! (Tragique) Non! il ne sera pas dit qu'un si beau jour... (Il sort sa veste, l'étale à terre et, à plat ventre, se met en devoir de fouiller les doublures. La noce trépigne. Ah! quelle journée!)PIERROT,
Ah! non, j'en ai assez, s'il se croit drôle!UNE DAME DE LA NOCE, doucement à son mari.
Patience, mon chat. Tu sais qu'il n'y a rien à manger à la maison aujourd'hui, il ne faut pas manquer un bon repas qui nous soutiendra deux jours. Passe-moi un bout de chocolat s'il en reste. Il n'y en a plus?SON MARI, doucement
Rien. (Il remet sa veste). - A Colombinette: Mon enfant, êtes vous en fonds? Oh! je ne fais pas allusion à ce capital de jeune fille dont parle Dumas fils. (D'une voix caverneuse.) Si j'en doutais seulement.PIERROT,
(Montrant le poing à sa belle-mère)Cœur d'or, va!MADAME COLOMBINE, de loin, lui envoyant un baiser.
Certainement, Monsieur Pierrot, je possède...COLOMBINETTE, confuse et soumise.
Eh bien, donnez.PIERROT,
Oh! ici? non, ce soir!...COLOMBINETTE, confuse, balbutiant.
Qu'elle est bête! (Haut) C'est de l'argent que je te demande! quinze malheureux centimes! (A part.) Non, ces gens-là me feront mourir!PIERROT, levant les bras au ciel, à part.
J'ai un louis, monsieur Pierrot.COLOMBINETTE, très douce, inaltérable.
Riche nature, va! (Madame Ventre veut lui rendre la monnaie, Pierrot fait un noble geste de refus.) Jamais! (Embrassant Colombinette) Un si beau jour! (Il pousse un sanglot, tire un grand mouchoir noir dont il s'essuie les yeux, puis il le porte à son nez et se mouche bruyamment en imitant à s'y m'éprendre le hennissements des étalons. Une jument qui passe lui répond par un autre hennissement. Toute la noce est stupéfaite. Pierrot avec un geste large à tous: Sympathie de situation! Il replie son mouchoir, le tord et le rince comme pour le faire égoutter, et force Colombinette à le tenir d'un bout pour l'aider dans cette tâche. Cela fait, il déploie le Pornographe illustré, le parcours et soudain: Ah! voilà mon article! Il s'installe sur une marche, fait un geste qui rassemble la noce en galerie et commence: « Le mariage est assurément une belle chose; les anciens...PIERROT, lui arrache le louis et le donne à madame Ventre en lui baisant les doigts.
Ah! oui, quel beau jour!MONSIEUR COLOMBIN, rusé, se jetant sur lui et lui arrachant la feuille.
Si vous m'interrompez comme ça. (Il reprend.) « Le mariage est assurément...PIERROT, froid et mettant son monocle.
Ange va! Tu as raison, tu parles d'or. (Il veut l'embrasser, le sergo se dérobe; il cligne de l'œil d'un air entendu et lui offre un louis. Le sergo refuse. Alors Pierrot lui fait le salut militaire.) L'incident est clos! Il se jette convulsivement à terre et baise tour à tour les petits pieds de Colombinette.UN SERGENT DE VILLE s'avance, et, se penchant vers lui, lui dit quelques mots.PIERROT, se redressant.
Oh! monsieur Pierrot! monsieur Pierrot! (Il se relève et se frotte l'estomac, en faisant claquer sa langue, comme après un bon morceau. La noce s'avance enfin sur le trottoir. On monte dans les voitures. Seulement Pierrot qui a aperçu une voiture des Pompes funèbres là, stationnant, se précipite dedans.COLOMBINETTE, rougissante, se dégageant.
Attends un peu, Cadet! (Il attrape Pierrot par un pied et tire. Celui-ci se cramponne aux coussins avec des cris de merluche. On parvient à arracher Pierrot de cette voiture. Il donne, avec une tape amicale sur la joue, un louis de pourboire au cocher ébloui. On met Pierrot dans sa voiture où est déjà Colombinette. On ferme la portière. La noce monte dans les voitures, levant les bras au ciel et disant: Sauvés, mon Dieu! Au moment où les voitures vont s'ébranler, Colombinette appelle. Quoi encore?LE COCHER, descendant avec ses grandes bottes et son fouet.
(On constate que Pierrot
s'est évadé par l'autre portière. Effectivement, on
l'aperçoit courant au galop. On le poursuit. On le rattrape au marché
aux fleurs de la Madeleine. Il révolutionne le marché, réclamant
une plante inconnue qu'il appelle: Rosa sempervirens funulariflera.
Il
dit cela en montant et descendant la gamme, malgré son exaltation.
On ne connaît que ça. Il cite Linné. En vain. Alors
il se décide à acheter un bouquet de violettes de dix centimes.
On le ramène. Il va offrir le bouquet de violettes à madame
Ventre. Pendant ce temps, on voit Arlequin qui console sa cousine Colombinette.
- Un ivrogne passe.)
Le mariage est assurément, mon ami...PIERROT l'arrête, le lorgne et le prenant par un bouton.
Eh! va donc, aristo, kroumir, capitaliste.L'IVROGNE, lui faisant: bas les pattes!
(Le sergo le pousse au large.)
Capitaliste! - Est-ce vrai, Colombinette de mes sens, que vous l'avez, votre capital?PIERROT, revient à Colombinette, rêveur, et apercevant Arlequin qui s'éloigne.
Oh! Monsieur Pierrot...COLOMBINETTE, par la portière.
Enfer et damnation! (Calme.) Enfin, nous verrons.PIERROT, d'une voix de tonnerre.
(Il entre dans la voiture. La noce remonte également.)T'es donc de remorque aujourd'hui?...L'IVROGNE, causant avec un croque-mort.
Cochers! Tous à Cythère! Au pays de Watteau!PIERROT, ressort de la voiture. Nouvel effroi de la noce. Lui avec un geste large.
(Il remonte dans la voiture. La noce qui était redescendue remonte. On va partir.)
Pierrots ressortant une troisième fois de la voiture, cette fois la noce gronde! Les cochers s'impatientent!! C'en est trop! L'originalité a ses limites, à la fin! On attend. Pierrot s'incline et fait un grand salut à la place de la Madeleine et remonte. C'est fini! Les voitures s'ébranlent. On voit des têtes d'invités se pencher aux portières, pas tout à fait rassurés encore.Jules LaforgueUn beau ciel de mai.