LE CONCILE FEERIQUE

DRAMATIS PERSONÆ:

LE MONSIEUR.
LA DAME.
LE CHŒUR.
UN ÉCHO.

LA DAME

Oh! quelle nuit d'étoiles ! quelles saturnales !
              Oh ! mais des galas inconnus
                            Dans les annales
                                Sidérales !

LE CHŒUR.

Bref, un ciel absolument nu.

LE MONSIEUR

Ô Loi du rythme sans appel,
Le moindre astre te certifie,
Par son humble chorégraphie !
Mais, nul Spectateur éternel.....
Ah ! la terre humanitaire
N'en est pas moins terre-à-terre !
Au contraire.

LE CHŒUR

La terre, elle est ronde
Comme un pot-au-feu;
C'est un bien pauv' monde
Dans l'infini bleu.

LE MONSIEUR

Cinq sens seulement, cinq ressorts pour nos essors,
                        Ah ! ce n'est pas un sort !
Quand donc nos cœurs s'en iront-ils en huit-ressorts ?
                       Oh, le jour ! quelle turne...
                       J'en suis tout taciturne.

LA DAME

                Oh ! ces nuits sur les toits !
Je finirai bien par y prendre froid....

LE MONSIEUR

Tiens, la Terre,
Va te faire
Très lanlaire.

LE CHŒUR

                                    Hé ! pas choisi
                                    D'y naître, et hommes;
                                    Mais nous y sommes,
                                    Tenons-nous-y !
Écoutez mes enfants ! - « Ah ! mourir ! mais me tordre,
« Dans l'orbe d'un exécutant de premier ordre! »
Rêve la Terre, sous la vessie de saindoux
De la lune laissant fuir un air par trop doux
Vers les zéniths de brasiers de la voie lactée
(Autrement beaux, ce soir, que des lois constatées !)
Juillet a dégainé ! Touristes des beaux yeux,
Quels jubés de bonheur échafaudent ces cieux,
Semis de pollens d'étoiles, manne divine,
Qu'éparpille le Bon Pasteur à ses gallines...

LE MONSIEUR

Et puis le vent s'est tant surmené l'autre nuit...

LA DAME

Et demain est si loin.....

LE MONSIEUR

                                               Et ça souffre aujourd'hui.
Ah! pourrir!

LE CHŒUR

                        Et la lune même (cette amie)
Salive et larmoie en purulente ophtalmie.
Et voici que des bleus sous-bois ont miaulé
Les mille nymphes; et (qu'est-ce que vous voulez)
Aussitôt mille touristes des yeux las rôdent,
Tremblants mais le cœur harnaché d'âpres méthodes !
Et l'on va. Et les uns connaissent des sentiers,
Qu'embaument de trois mois des fleurs d'abricotiers;
Et les autres, des parcs où la petite flûte
De l'oiseau bleu promet de si frêles rechutes;

L'ÉCHO

Oh ! ces lunaires oiseaux bleus dont la chanson
Lunaire saura bien vous donner le frisson....

LE CHŒUR

Et d'autres, les terrasses pâles où le triste
Cor des paons réveillés fait que plus rien n'existe !
Et d'autres, les joncs des mares où le sanglot
Des rainettes vous tire maint sens mal éclos;
Et d'autres, les prés brûlés où l'on rampe; et d'autres
La Boue ! où, semble-t-il, tout, avec nous se vautre !
Les capitales échauffantes, même au frais
Des grands hôtels tendus de pâles cuirs gaufrés,
Faussent; ah ! mais ailleurs, aux grandes routes,
Au coin d'un bois mal famé,

L'ÉCHO

                Rien n’est aux écoutes...

LE CHŒUR

Et celles dont le cœur gante six et demi,

L'ÉCHO

Et celles dont l'âme est gris perle,

LE CHŒUR

                                                         En bons amis,
Et d'un port panaché d'édénique opulence,
Vous brûlent leurs vaisseaux mondains vers des Enfances !...

LE MONSIEUR

Oh! t'enchanter un peu la muqueuse du cœur !

LA DAME

Ah! vas-y; je n'ai plus rien à perdre à cet' heur';
La Terre est en plein air, et ma vie est gâchée;
Ne songe qu'à la Nuit, je ne suis point fâchée.

L'ÉCHO

Et la Vie et la Nuit font patte de velours.

LE CHŒUR

Se dépècent d'abord de grands quartiers d'amour;
Et lors, les chars de foin plein de bluets dévalent
Par les vallons des moissons équinoxiales...
O lointains balafrés de bleuâtres éclairs
De chaleur ! puis ils regrimperont, tous leurs nerfs
Tressés, vers l'hostie de la lune syrupeuse...

L'ÉCHO

Hélas ! tout ça, c'est des histoires de muqueuses.

LE CHŒUR

Détraqué, dites-vous ? Ah ! par rapport à quoi ?

L'ÉCHO

D'accord; mais le spleen vient, qui dit que l'on déchoit
Hors des fidélités noblement circonscrites.

LE CHŒUR

Mais le divin, chez nous, confond si bien les rites !

L'ÉCHO

Soit, mais mon spleen dit vrai. O langes des pudeurs
C'est bien dans vos blancs plis tels quels qu'est le bonheur !

LE CHŒUR

Mais, au nom de Tout! on ne peut pas! la Nature
Nous rue à dénouer, dès janvier, leurs ceintures !

L'ÉCHO

Bon; si le spleen t'en dit, saccage universel !

LE CHŒUR

Vos êtres ont un sexe, et sont trop usuels,
Saccagez !

L'ÉCHO

Ah ! saignons, tandis qu'elles déballent
Leurs serres de beauté, pétale par pétale !...

LE CHŒUR

Les vignes de vos nerfs bourdonnent d'alcools noirs,
Enfants ! ensanglantez la terre, ce pressoir
Sans planteur de justice !

LE MONSIEUR ET LA DAME

Ah! tu m'aimes, je t'aime !
Que la mort ne nous ait qu'ivres-morts de nous-mêmes

Silence; nuit d'étoiles. - L'aube.

LE MONSIEUR, déclamant

La femme, mûre ou jeune fille,
J'en ai frôlé toutes les sortes,
Des faciles, des difficiles,
C'est leur mot d'ordre que j'apporte !
Des fleurs de chair, bien ou mal mises,
Des airs fiers ou seuls, selon l'heure;
Nul cri sur elles n'a de prise;
Nous les aimons, Elle demeure.
Rien ne les tient, rien ne les fâche;
Elles veulent qu'on les trouve belles,
Qu'on le leur râle et leur rabâche,
Et qu'on les use comme telles.
Sans souci de serments, de bagues,
Suçons le peu qu'elles nous donnent;
Notre respect peut être vague ;
Les yeux sont hauts et monotones.
Cueillons sans espoirs et sans drames;
La chair vieillit après les roses;
Ah! parcourons le plus de gammes !
Vrai, il n'y a pas autre chose.

LA DAME, déclamant à son tour

Si mon air vous dit quelque chose,
Vous auriez tort de vous gêner;
Je ne la fais pas à la pose,
Je suis la Femme, on me connaît.
Bandeaux plats ou crinière folle ?
Dites ? quel front vous rendrait fous ?
J'ai l'art de toutes les écoles,
J'ai des âmes pour tous les goûts.
Cueillez la fleur de mes visages,
Sucez ma bouche et non ma voix,
Et n'en cherchez pas davantage,
Nul n'y vit clair, pas même moi.
Nos armes ne sont pas égales,
Pour que je vous tende la main :
Vous n'êtes que de braves mâles,
Je suis l'Éternel Féminin !...
Mon but se perd dans les étoiles !....
C'est moi qui suis la grande Isis !....
Nul ne m'a retroussé mon voile !....
Ne songez qu'à mes oasis.
Si mon air vous dit quelque chose,
Vous auriez tort de vous gêner;
Je ne la fais pas à la pose;
Je suis la Femme ! on me connaît.

LE CHŒUR

                                  Touchant accord !
                                  Joli motif
                                  Décoratif,
                                  Avant la mort !
                                  Lui, nerveux,
                                  Qui se penche
                  Vers sa compagne aux larges hanches.
                  Aux longs caressables cheveux.
Car, l'on a beau baver les plus fières salives,
Leurs yeux sont tout! Ils rêvent d'aumônes furtives
Ô chairs d'humains, ciboire de bonheur ! on peut
Blaguer, la paire est là, comme un et un font deux.
- Mais, ces yeux, plus on va, se fardent de mystère!
- Eh bien, travaillez à les ramener sur terre !
- Ah ! la chasteté n'est en fleur qu'en souvenir !
- Mais ceux qui l'ont cueillie en renaissent martyrs !
Martyres mutuels ! de frère à sœur sans père !
Comment ne voit-on pas que c'est là notre Terre ?
Et qu'il n'y a que ça ! que le reste est impôts
Dont vous n'avez pas même à chercher l'à-propos !
Il faut répéter ces choses ! Il faut qu'on tette
Ces choses ! Jusqu'à ce que la Terre se mette,
Voyant enfin que tout vivote sans témoin,
A vivre aussi pour elle, et dans son petit coin !

LA DAME

La pauvre Terre elle est si bonne !...

LE MONSIEUR

Oh ! désormais, je m'y cramponne.

LA DAME

De tous nos bonheurs d'autochtones !

LE MONSIEUR

Tu te pâmes, moi je m'y vautre !

LE CHŒUR

Consolez-vous les uns les autres.

Jules Laforgue

1ère publication:
La Vogue le 12 juillet 1886

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